Feuillet 4 – nuit andalouse

J’ai, sur le laiton d’un calendrier perpétuel de marine, ciselé de mon couteau une encoche à l’anniversaire de ce soir qui tombait sur Grenade.

Via maints estaminets, les pas de notre promenade avaient conduit notre compagnie des bibliothèques centrales aux collines voisines de celle qu’escalade l’Alhambra, et Mélusine nous introduisit chez le Señor Diez, l’une de ses connaissances – un vieux pirate, en fait, que j’ai moi-même fréquenté jadis, un associé de ce forban de Torres, et dont il s’est parfois raconté qu’il détournait la jeunesse vers les plaisirs interdits de l’opium.

Mais d’opium point, et, délaissant aussi la splendide finesse de ces crus vieillis sous voile de fleur, nous préférâmes jeter notre dévolu sur un vin de Rioja, jeune, sombre de tanins, et que, dans la tradition de la flibuste, notre hôte relevait de quartiers d’orange et d’un peu de la poudre noire ordinairement réservée aux feux d’artifices dont il régalait ses convives. Et tandis que ce breuvage violaçait nos lèvres, des fleurs marines et des méduses luminescentes éclairèrent le ciel sur les coteaux de Malaga et, nous sembla-t-il, au-dessus aussi de la sierra Nevada, si proche qu’on eut pu toucher du doigt le Velata.

Dans le jardin bruissant des hôtes du frère de la côte, nous avions trouvé une table à l’écart, près d’un bassin où conversaient, amies, une carpe et une néréide. Et tandis que les grillons disputaient aux détonations colorées la possession de la nuit, je n’entendais plus que, comme un ruisseau, le murmure de Mélusine. La bibliothèque de la Madrasa, m’assurait-elle, exhibant une fine clé d’or, n’a pas brûlée entière, des passages y conduisent, dérobés sur les toits et dans les caves de la ville. Et peut-être qu’un début d’ivresse ajoutait un peu de fièvre à notre conciliabule – un peu de fièvre à ses yeux qui se firent plus brillants encore qu’à l’accoutumée ; aux miens qui la virent plus radieuse encore que dans la nuit de mes vies passées ; et à ma hardiesse puisque j’avançais quelque malhabile confession – à laquelle une pointe d’amour-propre et la crainte d’une rebuffade me firent donner, comme pour aggraver mon cas, une forme plus désinvolte que je ne sais l’être. Je m’en embarrassais aussitôt, mais Mélusine passant outre, trouva, et je ne saurais dire l’élégance qu’elle y mit, la voie d’un échange où se mêlait poésie et émotions ; et je ne sais ni ne saurais sans doute jamais si ce furent ces émotions, une journée trop riche d’alcools, ou l’impression de mes sens égarés par la boisson et le sentiment, mais Elle me sembla s’animer – comme une flamme, comme un vent se lève. L’ombre à peine d’un instant, je crus qu’elle chassait les larmes, et la minute suivante, elle parlait avec volubilité – et je me souviendrai toujours du ballet de ses mains rythmant ses paroles, ses mains si fines, petites et blanches qu’elle avançait sur la table, sous mes yeux, toutes proches des miennes et de mes bras, qu’elles effleurèrent plusieurs fois. Et chaque contact me fut un baiser de soie, un cri intérieur de détresse et de bonheur – une sensation que je reste impuissant à mettre en mots.

Puis, le ballet s’éleva au-dessus de ses cheveux. Mélusine s’était redressée et semblait léviter, inaccessible de l’autre côté de la table, comme une étoile flotte par-delà les vagues et des immensités de vide. Mais ses mains, ses bras poursuivant leur danse, s’entrelacèrent aux lianes douces et fleuries d’un jasmin voisin, et s’en furent goûter dans la fontaine les doux baisers de la carpe. Et pour la première fois me vint une question – Mélusine, serpente souveraine aux pulsions de Maldoror, pourrait-elle quérir de la tendresse ?

Mais notre hôte revint et le charme fut rompu. L’heure était de toute façon venue de prendre congé et de descendre les degrés qui nous ramèneraient avec nos amis vers la ville – et vers la séparation. Le Rioja nous avait taché la bouche, notre monde tanguait, et les pas de Mélusine s’étaient fait danse incertaine au point que la chute menaçait à chacun d’eux. Je la soutins, et j’avoue, comme elle passait son bras sur mes épaules pour se mieux tenir, avoir poussé l’audace jusqu’à lui voler une étreinte et, pour quelques secondes de félicité, poser ma main sur hanche et dériver avec elle de concert.

Publié par

Petit être

"je suis un être / entouré des forces magiques / de toutes choses / là où je marche / un phoque respire / un morse hurle / une perdrix des neiges jacasse / un lièvre se blottit / moi petit être / entouré des forces magiques / de toutes choses / un être minuscule / ne sachant rien faire / ridicule et bon à rien"

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s