Feuillet 8 – la quête d’encre et d’aimant

« Or, depuis qu’Hélène est ici, le paysage a pris son sens et sa fermeté.
Et, chose particulièrement sensible aux vrais Géomètres,
il n’y a plus à l’espace et au volume qu’une commune mesure qui est Hélène
C’est la mort de tous ces instruments inventés par les hommes pour rapetisser l’univers.
Il n’y a plus de mètres, de grammes, de lieues. Il n’y a plus que le pas d’Hélène,
la portée du regard ou de la voix d’Hélène, et l’air de son passage est la mesure des vents.
Elle est notre baromètre, notre anémomètre ! Voilà ce qu’ils te disent, les Géomètres. »

Au début du siècle dernier, j’avais rejoint une troupe pirate qui écumait les îles de la sonde, mais ne m’importait plus que Mélusine – de trouver Mélusine. Je m’étais mis à elle à la façon d’un linguiste qui se mettrait à une langue foncièrement autre – une langue qu’il ne possède pas mais dont les trésors sont devant lui, comme des lucioles dans la brume ; comme un chercheur verrait s’ouvrir des perspectives infinies et fécondes. Je m’étais mis à elle comme un bateau à la mer, saisi par l’appel du large et incapable désormais de toucher terre. Je m’étais mis à elle comme on se met à l’heure et au rythme d’une contrée nouvelle.

C’était une conversion de mesures, conversion non linéaire dont je trouve maintenant qu’elle pourrait rappeler le passage des degrés Celsius à l’échelle de Fahrenheit, ou, plus encore, un bond entre espaces colorimétriques. Il me fallait passer du postulat de Parménide à celui de Pâris, et comprendre jusqu’au rapt comment la beauté incarnée peut devenir mère et mètre de toute chose – et mètre même de la langue.

Je m’étais trouvé un navire aux ligne et gréement bâtards, à mi-chemin du cotre et de la jonque, un assemblage de bric et de broc qui avait vécu ses heures de gloire soixante années plus tôt dans la contrebande des guerres de l’opium. Il se manœuvrait aisément et se suffisait d’une poignée de marins bataks eux-mêmes peu exigeants sur la destination, pourvu qu’ils soient payés leur dû et que ne leur soit pas refusée l’occasion d’occire à petit feu quelque officier des grandes puissances – ce qu’ils faisaient davantage au détour des ruelles portuaires, la taille de notre embarcation rendant trop vain et inégal l’abordage dans les règles de l’art d’un navire militaire. Le gibet les menaçait tous, et ils ne firent pas de difficulté lorsque je nous détournais des routes commerciales pour nous enfoncer dans les dédales de l’archipel vers où convergeaient mes mots.

C’est qu’enfermé des heures durant dans ma cabine transformée en biblioratoire, j’avais observé dans mes écrits, dans les livres de mes rayonnages, une orientation nouvelle des lettres. Dans ce monde ré-aimanté, chaque mot prenait un sens nouveau, plus velouté, semblait-il enrichi d’une portée mystique, d’une émotion sacrée, et au sens spatial et maritime du terme, d’une profondeur insondable. Parfois, au-dessus du pont, le ciel était traversé de mots étranges qui volaient dans la même direction – et les nuages eux-mêmes, le chant des oiseaux marins et des courants m’y portaient également. Attentif à ces manifestations subtiles, je lâchais carte et compas malgré les hauts-fonds, et donnais des ordres que les marins de comprirent pas mais suivirent – jusqu’à ce qu’il me semblât percevoir quelque réticence chez les membres les plus superstitieux et les plus cruels de mon équipage, des bataks inquiétants au regard fou et aux dents taillées en pointes.

Je ne m’étais pas trompé : le matin, nous jetions l’ancre au flanc déchiré d’une île volcanique, ces brutes s’étaient enfuies nuitamment en dérobant une chaloupe, et les compagnons restés fidèles m’expliquèrent que cette partie de l’archipel restait inhabitée car hantée de démons. Ils ne parlèrent qu’avec gêne et mauvaise grâce, et je ne m’offusquais pas lorsque aucun d’eux ne souhaita m’accompagner à terre. Cela ne m’arrêta pas : la boussole affolée dans ma poche, un scintillement bleuté de particules métalliques dans l’encre de mon plumier, tout m’indiquait l’imminence de la révélation.

Après un accostage dangereux au milieu des récifs d’une crique sombre, je parvenais à grimper au haut des falaises et pénétrais dans une jungle noyée de brume et de sons étranges – aucun cri d’oiseaux ou d’animal n’y était reconnaissable, mais se dégageait des arbres et du sol, et même des gouttelettes en suspension dans l’air, un murmure ininterrompu, qui sans cesse évoquait des voix humaines, et dans lequel je croyais parfois trouver des langues connues – sans pouvoir pour autant y identifier de mots précis.

Je ne saurais dire combien de temps j’errais hypnotisé dans cette forêt de voix, mais je me souviens que le soleil était caché derrière les crêtes lorsque j’en émergeais soudain, haletant et en sueur, comme au sortir d’un rêve. Au cœur de l’île, au-dessus d’un lac bleu glacier, le volcan avait attiré à lui comme un vortex de nuages sombres et j’eus l’idée folle que la tension électrique résultant de cet écart entre l’ancien et vague sens des mots et leur vigueur nouvelle s’était accumulée là, prête à s’abattre dans une tempête lustrale sur le monde. Entre la mer et cette forteresse sombre tournoyant au-dessus, se levait, comme née au flanc du volcan une lune immense mais pâle encore. Et, devant la lune, flottait une sorte de dirigeable, une caravelle portée dans les airs par un ballon. Une étoile s’en détacha que je pris d’abord pour vénus avant qu’elle ne grossisse et ne devienne un insecte bourdonnant, puis un biplan qui se rapprochait de moi.

L’avion me survola, et je fis un signe de la main… il poursuivit sa route vers la nuit, hors de ma vue par-delà la crête, et revint, traînant une corde que je tentais en vain d’attraper, roulant sur la pente au milieu des bombes et des pierres ponces, m’écorchant mains, coudes et genoux. Une fois, deux fois le manège se répéta, et je saisissais la corde. Une fois, deux fois, mes pieds touchèrent encore le sol, puis je fus aveuglé par le vent et les secousses. Je luttais pour reprendre mon souffle tandis qu’en-dessous de moi, l’île s’éloignait, et que, centimètre par centimètre, je me hissais vers le biplan. Enfin, j’en saisissais le bord, qui me sembla de papier, et, au prix d’un rétablissement périlleux, je prenais place derrière le pilote dont je ne voyais que le chèche de tissus et le casque de cuir. Il salua mon arrivé en pointant le ciel de son pouce et je ramenais la corde.

De nouveau, j’eus l’impression que l’avion n’était qu’un origami génial, et la peur qui me saisit s’accrut encore quand je compris que le pilote comptait le poser sur une frêle passerelle de bambous et de bois, terminée par un filet, suspendue au milieu des airs par de petits ballons, et reliée à la caravelle par un entrelacs de cordage. Stabilisé par des sacs de lests colorés, l’ensemble, entre la lune et la boule orangée du soleil qui s’apprêtait à plonger dans les eaux, tendait comme un mobile d’enfant ou l’un de ces attrape-rêve que confectionnent les indiens de l’autre côté du Pacifique. Mais le pilote avait coupé le moteur et un dispositif ingénieux de crochet en bambou saisit l’aéroplane comme il touchait en fracas cette piste de fortune ; l’avion glissa – la passerelle me sembla d’une longueur inouïe. Enfin, l’appareil, pris au piège du filet, s’immobilisa. Devant moi, le pilote bascula une échelle et descendit. Sa petite taille, la finesse de son corps gracile, l’étroitesse de ses hanches me dit qu’il s’agissait d’une femme – Mélusine.

Je la suivis – et j’aurais voulu l’interroger, mais le vent mugissait autour de nous d’une plainte terrible, faisait claquer ma vareuse comme une voile et rendait la respiration difficile. Je craignis un moment qu’il ne nous emporte et il fallut de toutes façons nous accrocher pour franchir les ponts de singes qui nous séparait de la caravelle en contrebas.

A mi-chemin au-dessus du vide, je m’arrêtai devant l’étrangeté du spectacle. Les bourrasques étaient retombées, et une brise chaude tournoyait maintenant apportant, comme une myriade d’insectes dans le couchant, les cendres et l’odeur méphitique du cratère en dessous de nous, mêlées aux senteurs du large et au parfums des ylang-ylang qui poussaient loin en dessous dans la forêt pluviale. Mais surtout, comme une folie dans l’or du couchant, je découvris le pont du navire aérien – une fantaisie que seul approcherait à la fin du siècle un dessinateur de génie dont je ne sais retrouver le nom. Car tout ce dirigeable étrange était manoeuvré par une armée de salamandres minuscules et multicolores vêtues, comme des poupées corsaires, de cuillères-à-pot, tricornes et jambes de bois.

Je pris pied sur le pont, géant au milieu de cet équipage affairé. Au-dessus de nous, les mots venus du large faisaient claquer haubans et cordages. Affublée d’un bandeau sur l’œil et d’une veste à fourragère, une salamandre second, d’une vingtaine de centimètres, perchée sur la balustrade de la dunette, hurlait d’une voix de stentor, ses ordres en cantonnais. A la déférence des marins, je compris que ma pilote était aussi le capitaine de ce navire, mais, comme j’allais parler, elle se retourna vers moi et, souriante, posa son index sur mes lèvres – chut.

Ce n’est qu’une fois dans sa cabine que Mélusine, retira casque et lunettes d’aviateur. Respectueux de sa demande, je gardais le silence mais l’enlaçais et, avec un soupir, posais mes lèvres dans sa chevelure. Et c’est comme elle enlevait son blouson et se tournait vers moi que je découvris sur ses tempes, le long de son cou, de son dos de ses seins nus, que chacune des veines bleues qui affleurait sur sa peau pâle était tatouée de poèmes – des poèmes vivants qui couraient à chaque battement de son cœur et échappaient à la lecture car, ni de lettre ni d’idéogramme, ils était écrits en caractères minuscules dans cette langue parlée au dix-septième étage de Babel, avant la chute de la tour. Ce n’est qu’en posant délicatement ma langue sur la jugulaire de Mélusine que le sens des vers qui y courraient m’apparut dans un éclair – c’était un poème sur la fin des temps et la rédemption des hommes. Je dirigeais ailleurs mes baisers : les mots le long de son bras pleuraient la fuite des dieux.

Mélusine m’entraina vers sa couche tandis que de la langue je continuais de suivre chaque veine, chaque poème – du bout de ses doigts, de ses orteils, au long de ses jambes, des flux d’émotions comme une course de baleine ou de chevaux sauvages que j’accompagnais jusqu’à son clitoris. Et tandis que je durcissais comme un nœud de gaïac et lui offrait ma langue, Mélusine cabrée m’apprit les rituels et les fruits d’une tendresse nouvelle – une leçon de baisers de peau de pèche et d’abricot où ne perlait nulle salive, un jeu d’encre et d’aimant où les mots s’enflamment et, libres, ne se disent plus mais emportent.

Un léger roulis nous fit savoir qu’en dehors de la cabine, l’armée des salamandres avait levé l’ancre et que nous faisions route vers les étoiles.

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Petit être

"je suis un être / entouré des forces magiques / de toutes choses / là où je marche / un phoque respire / un morse hurle / une perdrix des neiges jacasse / un lièvre se blottit / moi petit être / entouré des forces magiques / de toutes choses / un être minuscule / ne sachant rien faire / ridicule et bon à rien"

5 réflexions au sujet de “Feuillet 8 – la quête d’encre et d’aimant”

  1. La verve, je ne sais. Mais comme beaucoup, j’ai grandi avec, ou dedans, et ses images, ses clichés même, son architecture si vous voulez, ont façonné beaucoup de mes paysages….

  2. Vous avez grandi avec, et je l’ai découvert adulte, mais la magie opère.
    Il faut simplement vouloir se laisser « opérer ».
    Se débarrasser du superflu de quelques annéees.
    Et voilà, je me penche par-dessus l’épaule du professeur Aronnax, en Technicolor.
    Vous voyez, c’est tout simple.

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