sur la montagne

Sur la montagne, nous qui ne sommes et voulons n’être rien, on gravite autour des grands hommes. Sans doute, il faut que ce soit pour la proximité des bibliothèques, le charme proche du dôme vert sur l’observatoire d’où l’on n’observe plus rien – mais qui sait ce que l’on verrait dans l’arcane des nuages violets-orangés qui peuplent les nuits d’à présent – ; peut-être le mystère des symboles maçonniques dans le cloître au-dessus, ou, et c’est le plus probable, l’attrait propre du lieu – une bille d’argile qui demeure dans cette ville qui s’exile.

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Retour donc au piano cornu ; depuis plus d’un quart de siècle j’y traîne guêtres et mal-être que j’y convertis contre la meilleure monnaie d’une musique épaisse, ambrée comme la bière, où flottent encore d’entiers morceaux d’âmes. C’est pour cette conversion, je crois, qu’est réputé l’endroit – et qu’y croisaient déjà, de Sainte-Barbe à l’époque, les fondateurs de la Société des poupées sanglantes. Certains, étrangers à ces sentiments comme à cette pratique, le jureraient lieu de perdition, et c’est vrai qu’il fait se méfier des escaliers qui plongent dans le léthé et du miroir taché d’autocollants qui, lorsqu’on le franchit, communique avec d’autres lieux – dont le Berlin d’une autre époque, je m’y suis laissé prendre plus d’une fois. Mais lieu de perdition : pour moi rien de plus faux ; ici, je me retrouve – des catacombes intimes, un lascaux intra-utérin de ténèbres chaudes. Peu d’endroits (il y en avait un rue Fontaine ; il a fermé voici plus de dix ans) offrent pareille stase : on entre, et le temps n’existe plus.

Ou parfois, il se condense, se rassemble en une seule boule rougeâtre, douce et mélancolique. Comme à la lueur dansante d’une bougie, stratigraphie : dans la croûte pariétale des affiches, je reconnais les motifs. Lilienchka s’impose en première ; peut-être avons-nous ici usé toutes les chaises – et ce corbeau en godillots, là sur le mur, en fut le témoin. A cette table là-bas, une fille dont j’ai oublié le nom, une histoire de langues. A cette table-ci : des soirées entières seul à écrire – des poèmes malhabiles que j’abandonnais en tracts, qui ont pour la majorité dû rester introuvés, dans les replis des souterrains du XIVe. Tout au fond de la deuxième salle : pour un noël, le trio des crânes rasés, l’irlandais et les filles. Le flic était venu avec des livres pour tout le monde. Sur ce tabouret : toi. Sur ce tabouret à côté : une après-midi de départ, une séparation dans une gare. Celui d’à-côté encore, au-dessus des escaliers : je m’étais enfui, une commotion émotionnelle. A cette autre table, les Parques, encore une soirée d’adieu.

Des billes d’argile, trop fragiles, tombées ; sans doute, on s’habitue à voir partir des morceaux de soi ; on se dit que si l’on a de la chance, tant auront été emportés qu’au moment de partir, il n’y aura simplement plus rien ; que c’est cela, vieillir. Au bout de la rue, la gargote est morte – elle est morte il y a deux ans en novembre quand s’est éteinte Mimi. Je n’oublierai pas cette gentille petite bonne-femme hypocondriaque, le pas hésitant, toute de noir vêtue, avec son béret et son écharpe rouge ; les tables de bois un peu grasses et polies par l’usage, et l’odeur du charbon quand Fredo l’italien, Fredo le joueur, qui a dû retourner chez sa sœur mourir aux parfums de ses Pouilles natales, faisait cuire les steaks de charolais que nous dégustions avec de l’aïoli ; les abat-jours à carreaux rouges et blancs ; les rencontres toujours improbables avec les convives d’à-côté, trop proches pour que l’on s’ignore ; le fromage suintant sous une cloche de verre, et les toilettes à la turque d’un monde qui n’était pas « aux normes ». Peut-être, c’était une écurie, et l’été, sur le trottoir sale, les tables métalliques et de guingois brûlaient au soleil. Un tout petit coin de rue. Mais c’est un pan entier de la magie de la ville qui s’en est allé.

Des billes d’argile, beaucoup plus précieuses que tout ce marbre, à côté, chez les grands hommes.

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Petit être

"je suis un être / entouré des forces magiques / de toutes choses / là où je marche / un phoque respire / un morse hurle / une perdrix des neiges jacasse / un lièvre se blottit / moi petit être / entouré des forces magiques / de toutes choses / un être minuscule / ne sachant rien faire / ridicule et bon à rien"

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