
Chère Louise,
Cela fait longtemps que je ne t’ai écrit, et pourtant je pense à toi chaque jour, chaque heure. Tout s’est passé si rapidement depuis que je me suis enfoncé dans le no man’s land.
C’est étrange : à l’est, à l’ouest, les lignes du front semblent s’éloigner, comme s’incurver autour d’Amberleu et l’espace dégagé atteint ici une profondeur anormale. Même les tirs qui ont, bien sûr, repris, semblent plus sourds et plus lointains.
Selon le manuscrit, c’est derrière la chapelle romane d’Amberleu – pour ce qu’il en reste – que prend le sentier menant au royaume. Ce doit être vrai : l’aura est ici plus intense ; tout ce champ de ruines et de cadavres est d’une lumière presque éblouissante malgré la menace incessante des nuages et des fumées noirs dans le ciel. Il y a dans l’air et dans le paysage comme une pulsation, un battement de cœur.
Je ne suis pas le seul à percevoir cette présence. J’ai découvert autour de moi une petite escouade d’autres déserteurs – poètes, peintres, photographes et écorchés -, qui, je ne sais pourquoi, patrouille chaque soir. Certains sont talentueux, et ils n’ont guère le goût du sang – si ce n’est le leur, dans la bouche.
Malgré cela, je ne m’y mêle pas trop ; le temps manque et en venant me perdre ici, j’ai également renoncé aux politesses altermondaines. Surtout, à dire vrai, je ferais bien à leur piétinement le reproche d’effacer les traces que tu laissais ici dans tes rêves en venant lire par-dessus mon épaule, et que je recensais au matin – une rémanence de ton parfum dans un rayon de soleil, ou, légère et bleutée comme d’un écureuil, l’empreinte d’un pas dansé dans la neige fraîche. Hélas, je crois simplement que tu ne viens plus. Les mésanges charbonnières me disent que tu as d’autres amours. J’en suis heureux pour toi et cela ne gâte ni ne change rien.
Il y a, vois-tu, tant de choses dont j’ai perdu la trace. Les myrtilles, les amis, les proches d’autrefois. Et ces cadavres dans la morgue de pastel bleu et noir que nous faisions exquir dans la rouille des aubes – une confiserie pour crocodile sacré, des souvenirs que je refoule maintenant que le gris a déteint partout et que les rats courent dans les ruines. Je crois avoir aussi perdu la trace du temps. L’équarrissage de l’être, à la différence de celui des hommes, est une stase indolore.
Mais je ne veux pas – c’est maintenant la seule chose qui me fait peur – oublier le toucher dernier de la pulpe de tes doigts contre la pulpe de mes doigts de part et d’autre de ce mur invisible.
Demain, j’espère atteindre Amberleu. Je doute que cette lettre, pas plus que celles qui suivront, te parvienne un jour. Qu’importe, je les écrirai.
Affectueusement,
Félicien