
(L’histoire vraie
pour en finir les fadaises
– la belle ensommeillée ?
c’est le bois qui dort, âne bâté –
et comme il convient,
les jeter de la falaise,
tout en bas sur les rochers)
Là-bas, au-delà de la lisière, dans le pays du bocage et des vergers, on me croit chasseur et coureur des bois ; mais, si je me nourris de racines, de baies et de champignons sacrés, et si j’ai des chasseurs la houppelande lourde, le chapeau de cuir, et l’odeur de la pirsch, il y a plus d’un lustre que j’ai tiré ma dernière proie. Chasseur ne suis donc, et coureur oui, mais d’une seule forêt – celle du Bois-Dormant où des ronces grosses comme le bras ont poussé jusqu’à former une mer au pied des chênes et des tilleuls quatre fois centenaires.
Du Bois-Dormant, les anciens enseignent qu’il n’y est rien de bon à trouver. Que voraces sont les moucherons d’or qui volètent devant le regard ; poisonneuses les épines qui trament les pénombres ; meurtriers et consanguins, les charbonniers fous qu’on peut croiser le soir à l’orée des arbres du premier cercle, et dont l’haleine empeste la liqueur de châtaigne ou de viorne ; surtout, trompeurs, les faux sentiers que l’on croit distinguer et suivre puis que l’on ne retrouve jamais lorsque l’on veut s’en retourner.
Personne d’ailleurs n’est revenu, qui se soit enfoncé outre le troisième cercle de la futaie. Au-delà, la rumeur affirme le sol encore pétri des bombes inexplosées d’un conflit oublié, et que la végétation a entièrement recouvert les bâtiments et les souterrains d’une ville d’alors. Mais ce n’est que ouï-dire ; et, par peur de la vengeance des esprits du Bois, même les plus hardis vantards n’osent prétendre étayer ou infirmer l’histoire.
C’est que, lorsqu’il s’agit du Bois-Dormant, les villageois sont taiseux ; mais quand à la veillée, plus alerte après trois ou quatre verres d’eau de vie, se délie leur langue, ils parlent de merveille, et disent que l’on peut dans ces parages observer le dernier chat sauvage.
Et de ce chat, ils racontent encore qu’un baiser pourrait révéler sa nature fée, mais que l’homme qui verra le chat sous sa forme de femme aura le cœur arraché et sera voué à errer à jamais dans cette forêt, à la recherche de son cœur perdu.
Ainsi soit-il si ce doit être : ma malédiction est antérieure pour avoir en rêve côtoyé ce chat depuis la nuit des temps. Il hantait déjà mes rêves d’enfant, comme le visage de la fée a hanté mes rêves d’adolescent. Je les sais proches du chartreux : un éclat gris bleu, on croirait une ombre d’aube.
Il m’a fallu le temps d’apprivoiser la forêt, d’apprendre à m’y déplacer non comme le font mes semblables, en conquérants inconséquents, inconscients, et inscients ; mais dans le silence de l’humus, sans brindille casser ni pousse plier. Longtemps, je subvins à mes maigres besoins en troquant avec les paysans les fruits de ma glane : des cèpes et des bolets, des faines et des noisettes ; des couronnes de fleurs des bois pour les jeunes mariées, des bouquets de chardons séchés pour les veuves ; parfois des talismans précieux – pierre de ruisseau marquée des cinq traits, écorce de bouleau dessinant les symboles ogamiques, poupées racines pour détourner l’Ankou des berceaux, ou, après le brame, la ramure tombée des vieux cerfs.
Et puis, un matin de printemps, j’ai cédé à l’appel. A la fin de cette lune, cela fera mille jours que j’ai franchi les pierres levées qui délimitent les taillis impénétrables du troisième cercle. Mille aubes ensorcelées, broyées par le moulin du temps en cette poussière argentée qui teinte ma barbe et mes cheveux. Mille dianes et mille étoiles du berger que je suis la trace du chat ; quoique parfois je me demande si ce n’est pas lui qui est sur mes traces tant il m’arrive, lorsque d’aventure je reviens sur mes pas, d’observer de subreptices changements dans l’agencement des feuilles mortes, dans la marque, à peine perceptible d’une griffe sur un bout de bois que j’avais sculpté à son effigie, dans le murmure des arbres. Même la course immuable des étoiles apparaît différente – et tout cela en fait, semble comme vu d’ailleurs, d’un autre promontoire, et sous une lumière plus crue.
Surtout, je devine, sens son passage – la nostalgie de sa présence, car plusieurs fois, ces derniers mois nous nous sommes croisés, moi sur une rive du ruisseau, lui sur l’autre ; moi à un bout de la coulée d’un chevreuil, lui à l’autre.
Le chaète, le dernier. Il est, je crois, avec le Bois-Dormant, tout ce qui reste de la sauvagerie authentique, de la liberté d’avant les hommes.
Ces fois-là, les jours de nos rencontres, l’air était plus lumineux, les reliefs plus vifs. Les feuilles plus gorgées de sève et de lumière, les arbres presque menaçants à force d’être, intensément vivants, pleins fragments de l’univers, croissant, hissant et craquant dans le bruissement insaisissable d’une langue elfique neuve et jubilatoire – autre et pourtant si proche de la mienne qu’il me semble l’avoir un jour connue ; ou : apprise puis oubliée.
Cette langue, si je le pouvais approcher, le chaète saurait-il me la réapprendre ?
Je devine qu’elle est sienne, qu’il la comprend intuitivement comme il sait lire, lorsqu’il pleut sur les étangs et la rivière, le mandala mouvant des cercles imbriqués dans le miroir de la surface. Je le sais pour l’avoir vu, couché sur un madrier au dessus de la roue à aube, surveiller avec cette intensité de regard que n’ont que les félins, l’éclatement en plus petits perles et diamants de chaque goutte au contact du ruisseau.
C’était un jour que je m’étais abrité de l’orage dans une anfractuosité de l’escarpement qui surplombe ce moulin en ruine où le chat semble avoir établi ses quartiers – pour un temps : je sais qu’il reprendra sa vadrouille.
Réapprendre la langue, comme on réapprend à parler, comme on réapprend la tendresse. Mais si j’ai perdu ce savoir, la souvenance de ses effets reste encore vive dans ma mémoire.
Je me souviens d’une efflorescence inouïe de significations ; du poème codé de chaque chose. Murmure la forme qu’ont les branches vues depuis cette pierre, là, à deux coudées du centre de la clairière. Murmure l’épaisseur de la mousse, le vert sombre profond et le froissement si particulier des feuilles de houx dans les sous-bois de la chênaie. Murmure le bruissement des feuilles quand elles frissonnent au soleil comme une pluie de lumière figée.
Et je sais que murmure aussi la tendresse des amants. Que chaque caresse a son sens ésotérique, que chaque baiser est un poème. Et si le chat est fée, son corps est paysage et instrument de musique sacré pour lequel renouveler à jamais l’écriture d’une polyphonie ancienne mêlée de symphonies folles – à interpréter du bout des doigts, effleurant le dessin de chaque vertèbre, l’une après l’autre, en lapant les gouttes de pluie au creux de son épaule puis en descendant : de l’ongle sur chaque arrête de son dos – les omoplates, la chute des reins tendue comme un arc, comme dans le lit d’un torrent, la courbe de pierre polie au méandre des rapides alors que la main se fait pleine et ferme ; de la langue, andante sur la clavicule, adagio sur la pointe des seins, puis descendre encore, explorer le thème comme on explore un palais souterrain, autour du nœud gordien – intrication multidimensionnelle d’anneaux, d’or, de mobius, de saturne ; et largo enfin jusqu’à l’illumination du clinamen – l’arrêt du moulin, le royaume au-delà du quatrième cercle : la réconciliation de l’instant et de l’éternité
alors j’ai d’un bout de charbon
laissé ces mirlimots
entre les queues de renard
de deux amarantes
sur un paon de mur-mur
du moulin à aubes :
bel hautbois ne ment pas
d’or gris bleu menthe
chantent tes amandes
au mandala de l’eau
belle au bois-dormant
où es-tu chaète et fée ?
et chat rrrmante amante
me laisseras-tu t’embrasser ?