On dit qu’il n’y a dans les musées que des choses mortes ; j’ai toujours pensé qu’ils étaient pleins d’émotions vives. Et puis cette nuit j’ai conduit dans mon musée personnel ma dernière locomotive.
C’est… amusant, sans l’être, que l’on appelle musée un endroit fermé. Comme si l’on pouvait enfermer une muse sans qu’elle s’étiole. Et cela fait que les musées sont à l’art, comme être au monde, ce que les zoos sont à la diversité animale. Nous y enfermons sous prétexte d’une préservation, ce que nos propres actes quotidiens ont mis sur la voie de l’extinction : les pandas, les koalas, les tamarins, les lamantins, les muses. Et tout cela se meurt faute pour prospérer d’espaces encore sauvages, encore saufs de l’humaine chienlit.
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Ah, si j’étais un Grec de l’Antiquité. Si la muse chuchotait encore à mes oreilles, de chacun de ses mots, de chacun de ses gestes, des pas aériens qu’elle danse, je ferais un poème. Mais non et j’ai mené ma locomotive moribonde dans ce cimetière.
Quand de mon cœur et de mes mains je l’ai construite il y a si longtemps maintenant, elle était la première locoémotrice zeppelin à génération d’encre par propulsion cantique : uniquement émue par les ondes de fréquences musicales, dans la totalité du spectre de Klairy-Laplace ; mue toute entière par le chant et les mouvements de la muse.
Comme elle traçait alors sa route en lignes dansées sur les feuilles de neige et de nuages, entre le reflet des forêts de cerisiers en fleurs et les palais aquatiques des rois tritons ; à travers les bambouseraies géantes de bronze et d’airain au flanc du Mont des Fumées, et encore au pied des télescopes saupoudrés de poussières d’étoiles.
Oh, certes, je ne suis personne pour en juger, mais ces lignes, je les ai vécues moi comme des voyages extraordinaires.
Et puis la source s’est, lentement, irrégulièrement, tarie. La muse déjà, s’était mise à n’émettre, par sursauts rares, que des flashs de poésies brève, des haïkus radios comme ceux que dispersent les quasars reculés au fin fond de l’espace ; et puis soudain, elle se tut longuement. Mais la machine continuait, emportée par son élan, sa volonté propre, poursuivait son chemin. Une première fois, j’ai cru qu’elle allait s’arrêter. Par miracle, le chant est revenu, et avec lui, une vigueur nouvelle. Mais c’était une illusion, comme dans le ciel ces fata morgana qui, aux vigies épuisées des navigateurs, faisaient espérer et crier une terre en fait inaccessible.
Et récemment j’ai compris ce que je savais sans en avoir pris la pleine mesure : que, si le chant de la muse – on dit qu’elle est la dernière de sa race – filoute encore par les gorges profondes aux frontières de la ville, ce n’est plus à moi ni à ma machine qu’il s’adresse désormais. Il faut croire que la muse a les yeux ailleurs et autre chose en tête ; et si je lui garde intacts mon amitié et mon sentiment, sans doute il ne m’appartient plus d’écrire sous sa dictée. C’est chose bien triste, mais c’est ainsi ; et le cœur lourd, j’ai hier soir dégonflé le ballon et rouvert les portes de cette remise où j’espérais ne jamais remettre les pieds.
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Depuis ma table de travail, je contemple à présent l’atelier par-dessus la rambarde. Qu’elle est grande et belle, dans ce petit entrepôt, ma locomotive à rêverie, ses parachutes à paradoxes, avec ses roues en attrape rêve qui ne supportent ni rails ni parallèles ; repliées, maintenant, ses ailes membranes d’orilame intissé ; et son tender à pigments, et sa barre à fantômes, et sa boussole empennée.
Elle semble si colossale à côté de celles qui l’ont précédée, les deux petites motrices, chacune avec son moteur brisé, que j’avais assemblées à partir de pièces italiennes et d’œillades belladones, la bleue et la rouge, ne se différenciant au fond que par la taille du porte-flammandard, et, conséquemment, celle du vase d’expansion.
Je me laisse éblouir par la lumière orange du levant qui brûle à travers la verrière.
ET MAINTENANT ?
Il reste un certain nombre de voyages que j’aurais voulu finir. Peut-être je vais les écrire à pied, et avec mes souvenirs – en espérant ne pas réussir l’inverse qui serait d’écrire avec mes pieds le souvenir de voyages inachevés.
Oh, c’est certain, j’irai encore par les gorges sombres, écouter si j’entends le chant de la muse, comme on aimerait croiser un vieil ami, pas vu depuis longtemps, et qui a poursuivi son chemin tandis que l’on poursuivait le sien. Et bien sûr, mille fois, j’aurai l’espoir que ce chant s’adresse de nouveau à moi ; le rêve de remettre en service ma machine ; ou mieux et plus fou, de pouvoir tracer mes plans sous l’inspiration du chant, et reconstruire, avant de disparaître, une dernière locomotive, plus agile et légère, colorée et dotée d’une traîne, comme un cerf-volant – mais je ne me fais pas trop d’illusion.
Incongru dans ce monde saturé d’images, de mots et de sons qui ne sont plus que marchandises, je ne suis qu’une vieille chose, un animal en quarantaine. Aussi, je crois que je vais, pour mes encres à venir, me contenter du vide.
Lentement, je descends les escaliers, referme la lourde porte de ma fabrique, musée, remise à rêves.
Dehors, un pic, là-bas, toque à un arbre ; l’air est vif, et la lumière de ce matin d’hiver, encore dorée.