serre-moi

… un peu essoufflée d’avoir tant dansé dans les frissons de l’aube,
la Silençouriante décida ce matin-là de s’octroyer une halte
au sommet de la tour du Réhomar, certaine que cela ferait plaisir au centaure.

Et maintenant, la nymphe caressait le calcaire fin de la balustrade, en regardant, loin en contrebas, la ville étalée à perte de vue.

Un soleil de printemps d’un jaune anglais, intense, étirait des ombres bleutées,
et n’avait pas encore dissipé la brume qui avait à l’aube, levé
du fleuve
des rues humides
des fontaines sur les places
de la rosée qui, par les avenues, et alors que dansait la nymphe, avait bleugivré
les feuilles des platanes,
les camomilles, les fleurs de druide et les saxos saxifrages bee-bopant entre les pavés à la faveur de la catagnose.

La Silençouriante,
qui avait en elle beaucoup de la nymphe mais aussi du chat,
ferma les yeux
pour profiter des caresses sur son visage du soleil et de la brise.

Puis, les rouvrit et les laissa dériver
vers le lointain bleuté
des viornes lanthanes du parc
les serres du jardin d’acclimatation,
et plus au nord, celles d’Oostakker,
en se promettant d’y aller
dès qu’elles seraient de nouveau ouvertes au visiteur,
quand les choses iraient mieux,
quand serait retombée la folune de la catagnose.

Derrière elle, Ozam le nihilien affûtait distraitement son karamgore.
Au cas, sans doute, où il y aurait eu quelqu’un à désentripailler
dans la ville immense si désertée
que les fleurs de druide écartaient le pavé pour séduire cerfs et abeilles !
Même les faucons avaient fini par revenir sur les remparts depuis la catagnose,
alors qui diable ce misanthrope de nihilien voulait-il émonder de son tranchoir ? une camomille ?

La Silençouriante soupira,
mais cela faisait longtemps qu’elle s’était faite une raison :
le centaure,
qui n’en était pas à une contradiction près
(mais qui en est à une contradiction près ?),
avait le mauvais goût de détester les gens, et singulièrement les nymphes,
autant qu’il avait le bon goût de l’aimer elle ;
bon, c’était à prendre ou à laisser,
et pour une raison qu’elle préférait ignorer,
la poésie d’Ozam lui agréait parfois,
parfois souvent,
alors si cela supposait de le voir jongler avec son couteau à gorges,
elle pouvait s’en accommoder.

Bien sûr, le sagittaire avait suivi son regard.
– j’aime les serres,
énonça-t-il, d’une voix que son heaume rendait métallique, en faisant claquer ses sabots sur le marbre de la terrasse. Il reprit :
– j’aime les serres
à mi-saison, et en hiver, elles sont comme des archipels,
les serres froides, des îlots de printemps,
les serres chaudes, des îlots d’été, de mers du sud.

S’approchant de la balustrade, il indiqua un reflet légèrement vert et violet vers le sud-ouest.

– Mes préférées sont celles du jardin des plantes. J’y passais souvent, autrefois, après mes combats dans les arènes de Lutèce. Elles possèdent des vitres irisées comme des flaques de pétrole, et qui, de temps en temps battent comme les ailes d’une syrphe, ou chantent en élytres de grillon.

– Ce sont des serres chaudes ? demanda la nymphe, intéressée.

– Oui… C’est étonnant, n’est-ce pas, cette appellation de serre chaude… En fait, toutes les serres sont chaudes. Et toutes sont humides. Sens-tu comme il y a, dans les vibrations de la lumière à l’intérieur des serres, dans le silence de bibliothèque qu’elles imposent au visiteur, dans la brume des serres chaudes qui étouffe les sons comme la serre de l’aigle dompte le serpent, comme il y a sous toute cette civilisation de verre et de fer, la respiration puissante de ce qui croît et se meut et désire, une tension infiniment sexuelle ?
L’art nouveau l’a bien compris avec ses verrières organiques, ogamiques, orgasmiques. Et Maeterlinck ne s’y est pas trompé. Dans ce passage, tu sais :

« Ô les glauques tentations
Au milieu des ombres mentales,
Avec leurs flammes végétales
Et leurs éjaculations

Obscures de tiges obscures,
Dans le clair de lune du mal,
Éployant l’ombrage automnal
De leurs luxurieux augures !

Elles ont tristement couvert,
Sous leurs muqueuses enlacées
Et leurs fièvres réalisées,
La lune de leur givre vert. »*

… Oh bien sûr, Maeterlinck est un mélancolique, comme le sont les hommes des fins de siècle. Et c’est en mélancolique qu’il préfère les serres à la nuit. As-tu remarqué comme la lune hante ses Serres chaudes ?

– elle hante tout l’imaginaire symboliste… glissa la Silençouriante.

– oui, la lune et le lys, la blanche Ophelia flottant comme un grand lys. Et l’azur et l’oiseau, que synthétise le paon. Alors que veut dire qu’il soit blanc ?

« Je vois les paons blancs, les paons d’aujourd’hui,
Les paons en allés pendant mon sommeil,
Les paons nonchalants, les paons d’aujourd’hui,
Atteindre indolents l’étang sans soleil,
J’entends les paons blancs, les paons de l’ennui,
Attendre indolents les temps sans soleil. »*

Hierodulf dans sa critique du symbolisme soutient que le paon blanc incarne la pureté du désir poétique,
qui fuit le réveil, et, avec le réveil, le monde des hommes ;
leur monde malade et sa vulgarité toute économique.
Hiérodulf pourrait bien avoir raison, et cela expliquerait pourquoi la maladie est si présente dans ces pages de Maeterlinck. Le flamand est noir et la serre lui est introspection, serration et blessure.

Mais je dis moi que la pureté n’existe pas,
que la blessure est sans importance, et qu’outre la chamade des cœurs, la chamarre des couleurs a sa place dans les serres.

bty

Le centaure fit quelques pas et dirigea son karamgore au sud-est vers le dôme des serres du château, qui étincelait aveuglant dans le soleil du matin.

– J’ai rêvé des aras et des flamands roses dans les brumes des serres de Schönbrunn, qui sont ce que cette pièce montée meringuée offre de plus poétique…. Et…
(Ozam se retourna et pointa l’université de briques rouges au plein nord-ouest)
je suis certain d’avoir vu voler des colibris au mois de juin dans les serres du Royal botanic garden au bord du Lagan…

Sa voix retomba derrière son heaume.
Le centaure et la nymphe se faisaient face.
De son tranchoir, il avait cueilli une fleur de druide et l’avait passée dans les cheveux de la Silençouriante.
Elle, qui aurait coupé des têtes pour un geste pareil, l’avait, après une hésitation, finalement accepté pour ce qu’il était doux et respectueux.
Un nuage passa comme elle le regardait, un peu gênée de la façon dont il détaillait toujours son visage, ses yeux, ses joues, ses lèvres, comme s’il voulait mémoriser ses traits pour l’éternité.

Elle se détourna avec un sourire et répondit à sa longue tirade :
– Peut-être..
Puis la nymphe déploya ses ailes de papillon et s’envola vers d’autres aventures.

Le centaure la regarda s’éloigner avec un peu de la mélancolie qu’il reprochait à Maeterlinck. Si elle revenait, ce dont il ne savait être sûr, ce ne serait sans doute pas avant deux lunes.

Ce « peut-être »
bien sûr ne voulait rien dire,
puisqu’il avait soigneusement omis de proposer à la nymphe
de l’emmener un jour au jardin des plantes
visiter serres-syrphes et serres-scarabées,

puisqu’il ne lui avait pas dit ces rêves qu’il s’interdisait,
mais combien il aimerait,
un matin d’hiver où la neige tombée fondrait en gros cristaux de lumière, mauves, jaunes et bleus, sur les vitres embuées,
dans le secret de la brume et la touffeur des serres,
l’enlacer et poser ses lèvres à lui dans son cou à elle,
y sentir son pouls,
et, avec une infinie tendresse,
oser glisser sous sa chemise de nymphe ses mains un peu calleuses,
qu’elles reconnaissent et réapprennent « les secrets des rois »*
les monter d’une caresse continue de la fraicheur au creux de ses reins jusqu’à la moiteur au creux de ses seins,
puis… bref ;
et disparaître
n’être plus que vapeur et se dissiper.

« Les fleurs s’effeuillent une à une
Sur le reflet du firmament,
Pour descendre éternellement
Dans l’eau du songe et dans la lune ».*

Peut-être, c’était bien ainsi.
Et Ozam qui avait en lui beaucoup du centaure,
mais aussi beaucoup du chat,
enleva son heaume et ferma les yeux
pour profiter des caresses sur son visage du soleil et de la brise.

* : Les passages marqués d’un astérisque sont empruntés aux Serres chaudes de Maurice Maeterlinck (Paris, éd. Léon Vanier, 1889).

Publié par

Petit être

"je suis un être / entouré des forces magiques / de toutes choses / là où je marche / un phoque respire / un morse hurle / une perdrix des neiges jacasse / un lièvre se blottit / moi petit être / entouré des forces magiques / de toutes choses / un être minuscule / ne sachant rien faire / ridicule et bon à rien"