
– berce-moi
laissez tomber, rendez les armes
la citadelle du silence est inexpugnable
et noémie vit dans sa plus haute tour
une tour d’ivoire qui fut la défense d’un mammouth cosmique
– le grand mammouth bleu, à la fourrure épaisse comme une forêt,
qui enfanta ganesh, mais c’est une autre histoire
oh noémie rêve,
et son rêve est un cheval sauvage
qui caracole dans les champs pâles de l’aube,
parmi les berces qui ondulent,
emperlées de rosée,
et parfois son rêve pousse la gambade jusqu’aux berges du delta,
aux berges de cendres et de sables noirs
toutes couvertes d’ajoncs,
c’est là que le passeur a sa cabane,
et il se plaît, le passeur,
à regarder caracoler le rêve,
à écouter son hennissement colporté par le vent
et le murmure des ajoncs
– berce-moi
le passeur,
on l’appelle le passeur,
mais personne ne sait trop ce qu’il passe,
ce qu’il contrebande,
certains disent que c’est de l’or, blanc et rose venu du royaume du prêtre jean,
d’autres, les fleurs de guimauve sacrée
et d’une ganja violette de saba,
et encore, se dit-il même, les âmes des enfants morts
– mais d’autres encore font observer
que dans sa cabane, il ne mène pas grand train,
et que la voile de son cotre est bien rapiécée,
et ceux-là disent que ce sont ses chagrins
qu’il passe, emporte sur l’autre rive
mais moi, je tiens du sûr fredon d’une source claire
qui bouillonne au creux d’un vallon,
qu’outre ses chagrins, le passeur emporte des mots ,
des chants érotiques
et des chats angora gris, du cheschire et de shrodinger qui veulent faire le voyage,
– et, aussi, venues du plus profond des terres, de belles bouteilles à jeter à la mer…
noémie connaît le passeur :
de sa tour d’ivoire dans la citadelle du silence,
elle voit la voile de son cotre perdu entre ciel et eau, dans le bleu et la brume du matin,
loin sur le delta, là où il ne doit y avoir que sables mouvants et marécages,
et des hommes silures aux écailles d’argent tatouées de noèmes,
et le passeur connaît noémie parce qu’il la voit, parfois, depuis les remparts,
alors qu’elle coiffe ses tresses à la fenêtre de sa tour d’ivoire,
et surtout parce qu’il connaît le dit du cheval sauvage qui caracole dans les berces
– berce-moi
noémie rêve qu’une geste de mots doux et crus lui échafaude,
en plein-cintres, berceaux et rinceaux d’eros,
avec leur vigne vierge, leur rose grimpante et leur passiflore encore,
leur entrelacs parfumé de nuit torride,
et par centaines, des pages de conte de fées,
des pages de livre d’images,
et peut-être de ces pages au visage d’ange et au tabard de brocart,
qui arment les chevaliers
alors il y a quelques temps de cela,
le passeur s’en fût recueillir par les champs pâles la rosée pure des berces ;
sur les marchés flottants du delta, il monnaya aux poulpes,
en échanges des hauts racontars du large, leurs encres
– les plus brillantes,
celles qui scintillent des poussières d’étoiles qu’ont rapportées les octopodes de leur migration ;
des mages silures qui lui devaient de nombreux mots le pourvurent, en deux fioles d’opale, de larmes d’éros et de foutre dionysiaque ;
des albatros enfin, il obtint deux plumes, l’une dont il tailla le calame, et l’autre sont il empenna des flèches de roseau huant ;
ce matériel rassemblé
le passeur composa pour noémie maintes missives,
épanchant son désir et livrant son voeu de la bercer avec la tendresse d’une mer doucement dorée par le soleil levant, de mots doux ou de mots crus, de mots pour chanter sa beauté,
et personne ne put le voir, chaque nuit muni de son arc,
hanter les remparts, se faufilant pour déjouer le guet de la citadelle du silence,
et tandis que les cicadelles déployaient leur science,
tout le monde cria au chat lorsque le roseau hua
bon archer, le passeur avait visé la fenêtre à laquelle se coiffait la belle,
et il arriva, bien sûr, que noémie trouve certaine lettre,
fichée dans l’huisserie ou le meneau,
et il se murmure chez les ombres que la belle, une fois, répondit,
encore que nulle ombre ne dise ce qu’elle glissa dans ce mouchoir
lesté, lâché de sa fenêtre une nuit d’été et tombé sans bruit…
– berce-moi
laissez tomber, rendez les armes,
la citadelle du silence est inexpugnable
et noémie vit dans sa plus haute tour.. .
aussi, se raconte-t-il encore, parmi les ombres
que la magie des pierres, des lierres et du chèvrefeuille
et cette alteration du temps si propre au silence,
firent disparaître, ou oublier à noémie certaines des lettres du passeur ;
ou encore que noémie, toute à la recherche du mot juste
qui est l’autre tyrannie du silence,
reporta sa réponse au jour où le passeur grimperait au lierre jusqu’à sa fenêtre,
si bien qu’elle ne répondit jamais
après trois messages restés accrochés, non lus, au rebord de la fenêtre,
le passeur haussa les épaules, mit au feu ses projets de lettres futures
et cessa d’écrire à la belle,
car, expliqua-t-il à un angora gris habitué de son bord,
« il y a écrire, et écrire à quelqu’un (ou écrire pour, c’est un même acte d’amour) : écrire, c’est une bouteille qu’on lance à la mer » (et l’on sait que le passeur possède quelque expertise dans ce domaine)
« Et nul n’ignore qu’une telle bouteille reste très généralement introuvée, ou que ceux qui par exception la trouvent n’en font pas davantage qu’une poule ne fait d’un couteau. On écrit comme on prie : on adresse son soliloque à l’inconnu, au ciel et à la mer. Si l’on a un problème avec cela, il faut renoncer à écrire, et si non, la contrepartie en est que l’on peut tout dire avec ses mots.
Mais écrire à quelqu’un ou écrire pour quelqu’un est foncièrement différent. Il convient lorsqu’on le fait d’avoir la politesse de l’explicite, de mots qui puissent être, au moins un peu, ceux du destinataire. Car on présuppose une lecture, et, souventes fois, un retour qui ne soit pas l’écho de notre seule voix. S’il n’y a pas cela, »écrire à » revient à cuisiner pour quelqu’un qui ne mangera pas. C’est une perte de temps, et la vie est beaucoup trop courte pour cela. »
ainsi rien n’arrivera probablement plus entre le passeur et noémie,
car c’est la puissance du silence, tant qu’il est gardé,
d’empêcher de fleurir les histoires et d’advenir les rêves
– berce moi
mais le passeur n’a pas pour autant cessé d’écrire,
il joint désormais ses bouteilles à celles qu’il emporte dans le delta,
vers l’autre rive, pour les jeter à la mer
ou en faire quelque sortilège dont on ignore tout,
comme on ignore tout de ce qu’il y a sur l’autre rive
mais du moins savez-vous désormais d’où viennent certains des noèmes
tatoués sur les écailles argentées des hommes-silures