l’abîme et la bête

qu’as tu,
de ces ciseaux de tes pas
qui découpent l’être,
ou des mots derniers d’une langue perdue
– revenants et sourciers qui font lever l’influx -,
réveillé cette bête
qui sommeillait au bord du gouffre
absente, muette, tant qu’on la croyait morte
basculée dans le néant, après la chute de l’aigle
après qu’ont chu l’étoile et sa larmée de couleur
séchée en poussière et évanouie dans le vent

la voici qui s’étire et nul ne la voit
mais moi je la vois énorme et sauvage
une chimère hâve aux ailes de cendres
qui halète et bave juste derrière mes yeux

la voici qui aboie et nul ne l’entend
mais moi je l’entends
tandis qu’elle hurle
tandis qu’elle détonne, tandis qu’elle entonne
son cantique des cantiques,
le sortilège du soleil et de la chair,
le mystère de son rut et du désir inextinguible,
le poème du poème et de l’insurrection,
le souffle du feu et de la consomption…

et il semble que son cri
emporte et modèle mon être,
mon âme, ensorcelle la flûte de mes os
comme fait le vent du désert, des roches et des sables
ou comme un vent de sauge referme le livre,
mais peut-être qu’il n’en est que la lecture
et comme d’un vent de sauge
je ne sais s’il rallume ou secoue les étoiles
ni pour quoi :
les sauver, les faire tomber,
et, au point de la chute, les dévorer,
élargir le gouffre d’une blessure
ou y faire jaillir une source d’encre, de rêves et d’imprécations
– d’où naîtront peut-être une autre bête, un autre gouffre

le gouffre et la bête semblent être deux
mais l’on ne saurait être formel
et l’on ne saurait dire quel fût le premier
il se murmure que le gouffre fût laissé
par la chute de cette étoile que convoitait la bête,
mais il se dit aussi de la bête qu’elle est la mâchoire du gouffre
et pareillement du gouffre qu’il est le gosier de la bête
et pourtant d’autres disent que la bête est sortie du gouffre
et qu’un jour réunis ils dévoreront le monde
ou que juste l’un d’eux le fera,

moi, je ne sais
mais je vois et j’entends
le gouffre, sa chair qui s’évase et grignote l’espace,
c’est vrai, feuille d’or, kintsugi intérieur,
que l’on devine dans ses entrailles la cicatrice d’une étoile tombée,
mais y luisent d’autres étoiles aussi,
comme une carte de larmes et d’inclusions de mica
et d’autres encore plus anciennes

et le chant de la bête, non
je ne crois pas qu’il provienne du tréfonds
je ne crois pas qu’il naisse du gouffre
mais qu’il jaillit des entrailles de la bête
davantage on croirait un appel,
un mot ancien,
peut-être nomme-t-elle une nouvelle étoile,
ou peut-être prononce-t-elle ton nom

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Petit être

"je suis un être / entouré des forces magiques / de toutes choses / là où je marche / un phoque respire / un morse hurle / une perdrix des neiges jacasse / un lièvre se blottit / moi petit être / entouré des forces magiques / de toutes choses / un être minuscule / ne sachant rien faire / ridicule et bon à rien"