maelstrom I

 

 

Le XIXe siècle fut fasciné par le mot ; sans doute qu’entre la passion du romantisme pour les forces sauvages de la nature et la fascination du temps pour l’inexplicable et le caché, son attention n’aura pu être qu’attirée par ces tourbillons mugissant dans les mers nordiques. Sans doute aussi que les sonorités même du terme enflent et mugissent, seyant à la grandiloquence en vogue qui hissa Hugo sur son pinacle glissant.

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plages noires

Simaho, Skogar – mes plages préférées gisent au pied de volcans. Là, comme ailleurs, la promenade intertidale saoule de vent et de fracas jusqu’à chaque fibre du corps, tandis que la respiration et les battements du cœur épousent le rythme du ressac. Mais là comme nulle part, la mer se révèle nue ; si le sable de schiste en ternit la turquoise, il fond le plomb du miroir quand elle se fait lumière pure, souligne la dentelle mouvante des liserés d’écume, et lorsqu’au gré de l’air dérive le plumet blanc d’un duvet d’oiseau, on le prend également pour une bulle d’écume. Et dans ces sables d’ardoise, comme dans la chevelure brune d’une pâle aux yeux clairs, se ramassent parfois des galets de lave rouge que la mer a roulés – les fragments d’un cœur éperdu qu’un diamant brisa.

lost in translation

Un décalage en appelle un autre – et celui du cycle circadien pas moins qu’une distorsion optique, une anomalie chromatique, un propos uchronique, et puisque mes nuits iliennes sont d’insomnies et que les archipels communiquent, je me plais à la compagnie de Murray qui ne peut non plus dormir, perdu en transit, dans la nuit étrangère et le snobisme sombre d’un bar d’hôtel japonais ; et pour cette fois, l’ami Guillaume s’est joint à nos alcools en les éclairant d’une énigme : lorsqu’il nous eut entretenu de ce qu’adviendrait « quand bleuira sur l’horizon la Désirade », il me tendit une de ces papillotes d’enfant dont le chocolat s’entoure d’un pétard et d’une devinette. Le pétard fit long feu comme je lisais, lovée dans un bout brillant de papier d’argent, cette ressassée divagation – la pénultième est morte – s’appliquant ici, je le savais intuitivement et comme de source sûre, aux syllabes plus qu’aux lettres.
Mais que meure le ‘a’ de la Désirade et reste un désir de – quoi ? quoi d’autre que la couleur du vide ?

la voix de vanibel

Il faut écouter Joël – lui, l’ultime planteur de Karukera, dans l’ombre odorée sous la touffeur de ses caféiers – les derniers de l’île, lorsque, comme symbole d’une survie de l’être en deçà des falsifications de l’instant, sa bouche conte l’histoire d’une floraison, ou sans feu ni aigle ni chaîne, la poésie d’une profanation. L’on suit alors cette orchidée qui traverse les mers jusqu’où l’abandonne l’abeille – et il n’est de hasard à ce que Mélipone soit si proche de Melpomène quand le miel aurait pu en adoucir le chant, à l’heure où l’une et l’autre s’éteignent. Mais comme sur les marches des temples mayas où le sacrifice des hommes nourrissait le soleil, ici le parfum naît du sacrifice d’un sommeil, car c’est nuitamment que fleurit cette liane, une fleur chaque nuit. Et chaque nuit, les femmes se substituent à l’abeille – on les dit marieuses, je les imagine prêtresses, dans la nuit parfumée, lorsqu’elles saisissent dans leurs tresses un dard d’oranger pour déchirer le label et d’un geste furtif, écraser le cœur des pétales verts.
– Mais : qu’advient-il du miel ?

la couleur des voûtes

Églises, cathédrales, basiliques ont chacune leur couleur, que ne font ni ne résument entière leurs vitraux ou la peinture de leurs murs. Chacune a par l’œuvre de ses architectes, sa façon bien à elle de prendre et transmettre la lumière pour la métamorphoser en escale.

Ainsi, des rinceaux de Chartres émane un bleu pâle, d’un pays autre où le ciel, plus vaste, plus profond serait aussi plus riche de gaz rares et d’oiseaux – des loriquets d’azur et des colibris sacrés, au cœur rapide et créant dans l’air des anneaux de vent. C’est ce bleu qui devait tomber sur les épaules brunes des pénitents à genoux, lorsqu’ils progressaient en murmurant au long du labyrinthe.

De la chapelle privée d’une reine, toute de pierre blanche au détour d’un château, et flanquée de deux fort simples vitraux, émanait un bleu autre – plus noble et ultra-marin, comme un écrin pour une fleur de lune ; mais c’est l’or d’un miel tirant sur le vert et semé des fruits rouges de la passion que l’on recueille à Rouen dans le dragon d’ardoise qui sommeille près du bûcher de Jeanne d’Arc.

Enfin, des voûtes romanes, je garde une lumière verte qui emprunte à la mousse des sarcophages dans les sous-bois d’une vieille abbaye, à l’anis des simples dans les ruines d’un cloître, à la chevelure d’Ondine et aux yeux de cette chouette perchée à l’épaule de la déesse.

orient-express

Je sais maintenant que nous sommes dans un train, un orient-express début de siècle, aux salons élégants lambrissés de bois sombres et tendus de tissus carmins rembourrés comme des écrins où s’enchâsse dans les fenêtres un mystère bleu-nuit – et qui n’est pas, ou ne peut se réduire à la plume d’Agatha, tachée de sang. Car demeure la question de savoir ce que sont ces autres trains que j’aperçois mais dont aucun passager ne parle, car tous semblent des emmurés dans le silence des conventions ; ces trains qui fendent la pluie au beau milieu d’une armée d’ambre – des ombres et des statues, et des chiens qui aboient – une armée d’ambre levée du fond des mers où ont coulé des forêts anciennes, figeant la griffe claire des grands lézards, une larme de libellule, et comme les couleurs d’un tarot antique.

la question et le cri

« Words, words, words », répond Hamlet à la question de Polonius – « What do you read my lord ? » Et cela reste la meilleure, car la plus exacte, plus honnête, plus objective et plus humble réponse qui se puisse apporter à la question : qu’écris-tu ? Il reste cependant qu’elle ne restitue pas pleinement combien l’écriture touche au cri davantage qu’au mot ; combien, toute entière, elle ne vise qu’à amener le mot au plus près du cri – un cri jeté vers le large d’une plage nocturne, en toute connaissance de l’improbabilité… absolue ? que se trouve par-delà l’horizon ou au-dessus, dans les étoiles de la constellation du chien, quiconque pour entendre. Le paradoxe est que n’en soit pas moins profonde et vraie cette autre réponse, de Saint John Perse, celle-ci, et à la question : pourquoi écrivez-vous ? : « pour mieux vivre ».
Après tout, sous la question, le cri est notre façon de mieux supporter la douleur.