feuillet 9 – sangs d’encres

Mélusine… Le sait-elle ? même aux siècles, et il y en eut tant de ces siècles longs comme des millénaires, où nos chemins ne se croisaient, où tout m’empêchait de l’étreindre – la distance, le monde, ses souhaits mêmes et le fait que j’étais alors assez sage ou assez fou d’elle pour la préférer heureuse loin de moi plutôt que malheureuse à mes côtés -, toujours pourtant les nécessités tortueuses du destin me remettaient sur sa trace.

Il me souvient en particulier de ces dessins dont Pic de la Mirandole – nous entretenions alors une amitié épistolaire – me signala incidemment l’existence au détour d’une missive. En vérité, mon interlocuteur ne fit mention que du désaccord qui divisait alors les hermétistes quant au titre du premier de ces dessins, qui figurait en illustration d’un opuscule étrange, publié en très peu d’exemplaires chez Elzévir avant d’être mis à l’index dans toutes les nations, anonyme mais que certains attribuent à Pomponazzi, et intitulé De l’être folie. D’aucuns laissent accroire que ces poèmes sagaces et profanes jusqu’au blasphème auraient inspiré Érasme de Rotterdam. Toujours est-il, me disait Jean à propos de ce dessin que les uns défendaient (j’épargne ici au lecteur les périphrases d’alambics latins alors en vogue) « la bascule de l’horizon », les autres plaidant pour « le renversement du monde », et d’autres encore pour « le miroir des montagnes célestes » – tandis que le Comte de la Concorde, s’appuyant sur la tradition enthéo-pythagoricienne l’entendait nommer « lune de ciel et terre ».

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Feuillet 8 – la quête d’encre et d’aimant

« Or, depuis qu’Hélène est ici, le paysage a pris son sens et sa fermeté.
Et, chose particulièrement sensible aux vrais Géomètres,
il n’y a plus à l’espace et au volume qu’une commune mesure qui est Hélène
C’est la mort de tous ces instruments inventés par les hommes pour rapetisser l’univers.
Il n’y a plus de mètres, de grammes, de lieues. Il n’y a plus que le pas d’Hélène,
la portée du regard ou de la voix d’Hélène, et l’air de son passage est la mesure des vents.
Elle est notre baromètre, notre anémomètre ! Voilà ce qu’ils te disent, les Géomètres. »

Au début du siècle dernier, j’avais rejoint une troupe pirate qui écumait les îles de la sonde, mais ne m’importait plus que Mélusine – de trouver Mélusine. Je m’étais mis à elle à la façon d’un linguiste qui se mettrait à une langue foncièrement autre – une langue qu’il ne possède pas mais dont les trésors sont devant lui, comme des lucioles dans la brume ; comme un chercheur verrait s’ouvrir des perspectives infinies et fécondes. Je m’étais mis à elle comme un bateau à la mer, saisi par l’appel du large et incapable désormais de toucher terre. Je m’étais mis à elle comme on se met à l’heure et au rythme d’une contrée nouvelle. Continuer la lecture de Feuillet 8 – la quête d’encre et d’aimant

Feuillet 7 – au-revoir

Longtemps, j’ai pensé que le monde verrait sa fin dans une explosion de lumière dorée, comme un soir de fin d’été au-dessus des grandes plaines. Je croyais que le vert des arbres s’égayerait d’un dernier feu, tandis que les ombres s’allongeraient jusqu’à se résoudre dans la soudure d’un bleu-nuit inaltérable. J’espérais aussi que les voix retomberaient, que se suspendrait surpris le pleur des enfants comme les familles sortiraient unies au seuil de leur maison pour regarder déflagrer l’horizon ; apaisées désormais d’une acceptation – pleine et sereine – de la nécessité ; soulagées qu’enfin s’achève l’histoire.
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Feuillet 5 – d’Audrey à Uranus

Je n’aurais jamais cru qu’une femme pouvait avoir la taille si fine.

Mais je n’aurais, à dire vrai jamais cru tant de choses, qu’il me faut tout réévaluer ; réévaluer mes mots dont s’ajuste la portée ; mes couleurs dont mes fréquences se décalent et deviennent des multiples de 480 ; réévaluer jusqu’à la disparition d’Audrey que je tenais pour acquise, depuis que la beauté d’hier a été supplantée par les tapageuses poupées que fabriquent à présent, à la veille de la fin du monde, les usines à culture Continuer la lecture de Feuillet 5 – d’Audrey à Uranus

Postface à l’édition de 121 230

Si deux versions du présent manuscrit ont été découvertes il y a dix-huit ans, simultanément sur les bords de la mer baltique – sous forme de rouleaux de papyrus on ne sait comment piégés dans un bloc d’ambre, et près du lac Baïkal – sous forme de tablettes de lave enfouies dans le graphite, dans les circonstances que l’on sait et qui ont déjà alimenté tant de glose qu’il ne serait pas pertinent d’y revenir, il a moins été relevé par les commentateurs que ces deux découvertes ont été horodatées du 12 décembre de l’an de grâce 12 1212, à 12 :12 et 12 secondes. Cela en soit devrait suffire à indiquer à l’intuition qu’en rien ces événements ne pouvaient être fortuits.
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feuillet 2 – indices

Mélusine – si c’est bien elle, je confesse que je l’ai d’abord côtoyée sans la reconnaître : car l’époque n’est guère propice aux féeries, qu’elle confond avec l’artifice lucratif des histoires faciles ; car il y faut en société, porter masque et fonction qui dissimulent tout ; enfin, car je l’aurais attendue comme au temps jadis, teintée d’ophidienne et si noble sinople – entre toutes couleurs, celle même des fées ! j’ai encore souvenir de l’avoir parfois rêvée vouivre méridionale avec des opulences de succube, ses lèvres à la pulpe malachite, ses ongles d’émeraude, des reflets de jaspe dans sa toison brune dont le parfum envoûte les couleuvres sacrées ; or j’avais devant moi une enfant presque, studieuse, espiègle et enjouée, ce qui me semblait un Rimbaud féminin, frêle et pâle – mais tels sont les pièges de la beauté, quand elle nous surprend à rebours de nos attentes pour jaillir, subite, immédiate et impérative. Car j’ai depuis découvert en elle le cœur sauvage d’une d’une héritière de Lilith, immergé dans un flux ininterrompu de sève pure, une énergie stellaire à même de défier les dieux. Continuer la lecture de feuillet 2 – indices

Feuillet 6 – fusion d’âmes

Peu après je rêvais. Je rêvais que Mélusine partageait ce rêve. Nous flottions enlacés au cœur de la ville dorée d’ un soleil inversé. Tout bruissait, tout se mouvait, s’électrisait à douceur de ses lèvres et se liquéfia finalement absorbé, cristallisé et métamorphosé dans le glacier de ses yeux. Comme on aurait découpé une fenêtre dans l’espace pour rallier les étoiles et les planètes d’une autre portion d’univers – d’un autre univers, d’une autre dimension –, elle m’emmenait.

J’accostais sur un rivage aux teintes de lune. Dans le ciel au-dessus de nous, semblait-t-il à portée de main, flottaient des engins spatiaux abandonnés. Et là, devant cet ange d’après-monde, après les décennies d’une vie d’homme et de soudard, il me fallut réapprendre l’amour – moi qui des anges de la terre n’avait jusqu’ici aimé que la sorcière et la geisha, toutes sublimées par les atours, les couleurs et les voiles de la culture – des reflets d‘ongles écarlates tranchant avec le mirage du khôl sur les lacs d’obsidienne liquide, des mamelles de vénus lourdes comme des fruits tropicaux et des jambes comme des lianes, prolongées de plateformes et de mistu-ashi hautes comme des jardins suspendus, des falaises taillées dans l’ébène et qui brillent dans la nuit.

Au bord de l’eau noire, j’enlaçais son corps frêle et nu dans la lumière grise et, le long de ses lignes d’ombres tentais de déchiffrer notes de cette étrange mélodie ; comme d’une musique dont j’aurais toujours connu et aimé les accords sans les avoir jamais entendus, accords et discords d’ailleurs d’une sauvagerie première et délicieuse – sans roman ni falsification, bon sang je n’ai jamais vu un être si fidèle à lui-même –, un amour pour la fin du monde – une poésie de mots entremêlés sur une scène de boucherie où nous entrelacions nos veines et nos entrailles, une magie de caresses et de combat, une pluie de griffures et de morsures avec un peu de l’amour entre femmes ou d’une découverte d’adolescence :

des fleurs pâles
à jamais sans succession,
puisque ne resteront après le soleil
que la poussière et la nostalgie.

L’obscurité.

A peine éclairée d’une dernière flamme bleue, une mèche de gaz, consommant comme les ultimes particules de l’ancienne terre, une fusion d’âmes sœurs.

De ce rêve, je ressortis damné, et lorsque je parle, son nom comme une incantation flotte derrières mes mots ; et lorsque je bois, j’effleure ses lèvres de ma langue ; et lorsque je marche dans le soleil de midi, j’aperçois, dans l’ombre derrière-moi, à l’extrême coin de mon regard, les engins spatiaux abandonnés qui flottent au milieu des étoiles de cet ailleurs béant dans mon esprit.

Feuillet 4 – nuit andalouse

J’ai, sur le laiton d’un calendrier perpétuel de marine, ciselé de mon couteau une encoche à l’anniversaire de ce soir qui tombait sur Grenade.

Via maints estaminets, les pas de notre promenade avaient conduit notre compagnie des bibliothèques centrales aux collines voisines de celle qu’escalade l’Alhambra, et Mélusine nous introduisit chez le Señor Diez, l’une de ses connaissances – un vieux pirate, en fait, que j’ai moi-même fréquenté jadis, un associé de ce forban de Torres, et dont il s’est parfois raconté qu’il détournait la jeunesse vers les plaisirs interdits de l’opium. Continuer la lecture de Feuillet 4 – nuit andalouse

Feuillet 3 – blessure

Je me sais béni des dieux – combien d’hommes peuvent se plaindre d’avoir trop de fées dans leur vie ? – et je ne suis pas un poète mais un pauvre mercenaire qui caresse la plume passée à son chapeau – celle d’un fou de Bassan, faute d’avoir trouvé celle de l’albatros, d’un oiseau-lyre ou d’un ces flamands qui volent si haut et se mirent comme autant de soleils couchants dans le pâle cobalt des lacs salés – non, un mousquetaire scribouillard auquel on n’a qu’appris à mépriser la peur et chercher querelle.
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feuillet 1 – anamnèse

Mélusine ? Je la connais d’aussi loin que je me souvienne.

Nous fûmes, j’en suis certain bien que ne m’en restent que les impressions d’un rêve de fièvre, tous deux d’une secte gnostique – c’était à Alexandrie, ou peut-être à Urbicande – qui se réunissait dans le bâtiment désaffecté d’anciens thermes, profitant, sous les voûtes teintées de vert, de la fraîcheur suintante du frigidarium ; comme dans le hall d’une gare d’aujourd’hui, nous y déambulions en de petits groupes ; et j’ai souvenir, comme elle devisait dans un comité autre que le mien, d’avoir croisé son regard, fixé captivé ses prunelles comme elles emmenaient ses iris d’argent jusqu’à l’extrême jonction des paupières, et d’avoir su à l’instant même – d’une foi qui m’est restée à travers les siècles – que brûlait sous cette glace plus qu’en tout être sublunaire, un fragment vif encore de ce feu primordial à nous désormais inaccessible, mais dans la chaleur duquel à la naissance de l’univers et avant que ne soit le temps, nous avons dansé tous deux cœur contre cœur – avant, aussi, que le démiurge ne nous sépare et nous jette dans l’ici-bas terrible.
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