L’autre jour, au sol j’ai trouvé un oisillon pâle et bleu, inerte d’être tombé du nid – il ne volera jamais et ses mauvais anges parentaux ne le retrouveront pas en rapportant la pitance d’un ver dodu. Je n’ai pu m’empêcher de me demander, sottement, le sens d’une vie si brève.
Un sens objectif n’est pas dans la nature, et ne s’infère pas de la vie individuelle. Cela vaut certainement pour nous autres, bipèdes rivés au sol même dans nos avions, inaptes au vol même dans nos stations spatiales où nous ne savons que flotter, impuissants et débiles.
Ce qui est dans la nature, c’est le sens subjectif illusoire, fabriqué par la sélection naturelle s’exerçant sur des millions de singes depuis des centaines de millénaires, qui dicte un exercice de domination de la nature et du monde, érigeant en sens le péché originel de cette prétention : sur toute chose j’apposerai ma souillure. Ce fantasme impérial d’une puissance aveugle et inaccessible à la passion – la chienlit de ces inférieurs que l’on couronna empereurs et parfois, profanation suprême, dieux – , c’est le crime initial de l’esprit romain dont nous autres, latins, sommes si fiers d’être les héritiers – et dont le licencieux Ovide, plaidant l’amour par le don – un amour concret si différent du théorègne abstrait qui croissait cependant en Palestine – pourrait, du fond de son exil, être le plus sincère rédempteur.
M’ostracise qui veuille pour ma folie, je suis des avocats d’Ovide, et je veux livrer en guise de parabole cette histoire pour enfants que me souffla l’esprit de Brin d’amour.
Car sur les bords de la verte vallée de la Vézère, les esprits n’ont pas encore et partout fuit les hommes. Ils restent tapis dans les replis des roches en surplomb, au plus profond des karsts où jadis, les premiers de nos initiés leurs rendaient à la lumière dansante des flambeaux souterrains un hommage coloré d’ocres et de manganèse. A brin d’amour enfin, non loin de la grotte du sorcier, sur les bords d’un étang où les grenouilles paressent sur les nénuphars et où les libellules ont le rouge de la dame à la Licorne, le bleu d’un poisson néon, et le vert du scarabée solaire lorsqu’il s’enfonce dans la mer.
C’est donc à Brin d’amour que débute cette histoire, à Brin d’amour mais on ne sait comment. Est-ce parce que ce printemps-là, sous le bouleau qui, le matin à dix heures, ombre l’étang, deux adolescents partagèrent leur premier baiser et apprirent aux feuilles la vraie valeur d’un frisson ? Ou par l’un de ces caprices de Cybèle qui pousse une chatte à adopter des hérissons orphelins et un sanglier à fraterniser avec un chien de chasse ? Toujours est-il que cette année-là dans le bouleau, une feuille voulut échapper à son destin.
Et quand toutes ses sœurs entonnaient à l’unisson le chant des feuilles –
(…entendez ! Entendez !
nous sommes la toison d’éphémère émeraude
où ruisselle la lumière et qui s’ébroue dans le vent
vivent l’écorce blanche et la liqueur d’ambre qui nous abreuve
– laiteuses le matin sous la rosée, au midi
nous nous révélons les diaphanes veinées de jaspe
et quand nous croque la chenille, nous berçons le papillon,
et quand notre lumière jaune danse dans les sous-bois
les phasmes nous imitent et le faon nous désire
nous sommes les ombreuses, danseuses et donneuses d’ombre,
dans notre théâtre pourvoyons la fraîcheur aux agarics
et pousse la barbe verte des sages parmi les pierres
nous sommes la toison d’éphémère émeraude
où ruisselle la lumière et qui s’ébroue dans le vent…)
Quand toutes ses sœurs entonnaient le chant des feuilles, une feuille solitaire restait immobile et muette. Ce petit homme-feuille contemplait au loin la fleur jaune d’un nénuphar qui s’épanouissait au soleil, et qui lui semblait être le soleil-même.
Et, pour son plus grand bonheur, il réalisa que la fleur de nénuphar, peut-être bien, l’avait remarqué – contre toute attente, dans l’immensité de la toison, lui petit homme-feuille muet qui frissonnait à contre-temps.
Il faut dire que, si la fleur de nénuphar l’avait effectivement remarqué, c’est que le soir venu, lorsque se bleutaient ses sœurs à l’heure où les feuilles murmurent, cette feuille solitaire et silencieuse rêvait de la fleur et oubliait de s’éteindre. Et la fleur de nénuphar, afin d’observer cette feuille qui luisait au crépuscule comme l’étoile du berger, veillait plus tard que les autres avant de ne se refermer pour la nuit, et se hâtait de s’ouvrir au premiers rayons du soleil pour s’offrir jaune et belle au regard de la feuille.
Ne vois-tu pas, disaient ses sœurs à la feuille solitaire, qu’à disperser ainsi ta lumière, tu jauniras avant l’automne ! Mais le petit homme-feuille qui se moquait bien de l’automne, n’espérait que jaunir et tomber de cette branche pour rejoindre la fille-fleur.
Et de fait, il jaunissait, seul dans la toison verte. Ouh ! comme tu es jaune ! le raillaient ses sœurs entre deux chants ; et cela réjouissait le petit homme-feuille, car le jaune était la couleur de la fleur du nénuphar.
*
* *
Alors, l’esprit de Brin d’amour, peut-être curieux de cette inhabituelle idylle, voulu voir si le petit homme-feuille était sérieux. Il l’interrogea :
– Sais-tu que si tu tombes maintenant, tu vivras bien moins que les autres feuilles ? Tu ne connaîtras pas la chaleur du soleil d’été lorsqu’il vous fait briller de tout votre feu, pas plus que tu ne vivras la caresse des plumes lorsque les oiseaux viennent se percher parmi vous. Tu ne participeras pas à la fête de l’automne, quand toutes les feuilles prennent leur plus belles couleurs avant de tomber en pluie d’or, et quand le bouleau flamboie devant l’osier pourpre et le chêne orangé. Ne veux-tu donc pas frissonner et chanter avec les autres ?
– Mais que m’importe de connaître tout cela si c’est loin de ma fleur ! Répartit le petit homme-feuille.
– Imagine lui-dit encore l’esprit de Brin d’amour, que je te détache et te donne le moyen de parcourir le monde au gré des vents, avant de ne devenir humus, es-tu sûr qu’il n’y a pas d’autres choses que tu voudrais voir que cette fleur de nénuphar ?
– Mais je ne veux pas parcourir le monde, et moins encore au gré des vents. Je veux seulement rejoindre ma fleur.
– Hélas, mon pauvre ami, répondit l’esprit, les feuilles quand elles tombent, vont où les emporte le vent d’automne.
– C’est pour ça que je veux tomber en été. Je m’accrocherai à la semelle d’un pécheur pour qu’il me dépose dans la glaise sur les rives de l’étang où pousse ma fleur.
– Hélas, mon pauvre ami, répondit l’esprit, il n’est pas certain que le pécheur passera près de toi, et si tu fais cela, tu seras écrasé et souillé, et jamais ta fleur ne te reconnaîtra, toi qui l’a séduite en montrant tout ton feu.
– L’eau me lavera. Je choisirai le pêcheur aux grandes bottes, car ce dernier pénètre toujours dans l’eau et pèche auprès de ma fleur.
– Si tu ne finis pas écrasé dans la glaise, tu auras de la chance, répartit l’esprit qui s’en fut préoccupé, car la résolution du petit homme-feuille l’avait ébranlé autant qu’un esprit peut l’être.
Le lendemain, le petit homme-feuille, armé de toute sa résolution, se laissa choir.
Il choisit de tomber sur une berce, pour être à la hauteur des bottes du pêcheur plutôt que sous leur semelle. Hélas, une brise estivale le jeta au sol parmi les herbes et les aiguilles de pin.
L’esprit de Brin d’amour – un esprit ne choisit pas pareil lieu-dit sans être un peu cœur d’artichaut – décida de l’aider et souffla un vent magique.
Alors, le vent magique tourbillonna à côté du petit homme-feuille, entrelaçant et nouant si bien les aiguilles de pin qu’elles formèrent un corps des bras et des jambes sur lesquels s’enfila la feuille.
– Et maintenant va, dit l’esprit. Sais-tu au moins dans quelle direction tu dois aller ? Maintenant que tu es au sol, comme cela, tu ne vois plus l’étang.
– J’ai bien regardé en tombant. Je dois aller par-là, répondit le petit-homme feuille en désignant la direction de l’étang, tout guilleret d’avoir maintenant des bras et des jambes pour accomplir son périple.
– Il te faudra quand même du courage, dit l’esprit, qui s’en fut sans en faire davantage, car il savait qu’un amour se mérite.
Et de fait, le petit homme-feuille découvrit qu’au sol, les choses sont plus difficiles qu’elles ne le semblaient vues de la haute branche du bouleau. En se retournant, il découvrit pour la première fois la totalité de ses sœurs, qui frissonnaient au soleil matinal et avaient déjà entonné le chant des feuilles :
nous sommes la toison d’éphémère émeraude
où ruisselle la lumière et qui s’ébroue dans le vent..
Que ses sœurs étaient nombreuses et que le bouleau était grand ! Et comme il était étrange de ne plus faire partie de cette toison mouvante. Il se sentit bien seul.
En outre, il lui fallut s’adapter à ce nouveau corps qu’il ne connaissait pas. C’est qu’une feuille n’apprend jamais à marcher, et voilà que le petit homme-feuille devait essayer d’imiter les pêcheurs qu’il avait vus se rendre à l’étang – sans toutefois qu’il y ait beaucoup prêté d’attention, ne pensant pas avoir un jour à marcher comme eux, et tout absorbé qu’il était dans la contemplation de la fille-fleur.
C’est donc en titubant qu’il se mit en route. Mais il titubait tant qu’il finit par être complètement désorienté. Les herbes avaient sa taille. Où était donc l’étang ? Et où donc était le bouleau ? Diable, plusieurs bouleaux se dressaient là-bas, avec leur écorce blanche et comment reconnaître le sien ?
Il s’assit sur un tout petit champignon blanc et, la tête dans les mains, réfléchit. Il y avait bien le soleil, qui lui donnait la direction générale de l’étang. Seulement, le soleil, ça vous donne une direction très générale, mais c’est insuffisant pour trouver un nénuphar.
Le temps passa, sans qu’il ne parvint à prendre une décision sur la direction à prendre d’autant que le soleil se déplace, et que dans son plan de s’accrocher aux bottes d’un pêcheur, le petit homme-feuille n’avait pas pris le temps d’observer les ombres sur le chemin de l’étang aux différentes heures du jour.
Il appela ses sœurs qui chantaient dans les bouleaux, et appela encore pour demander qu’on le guide, mais bien sûr il s’égosilla en vain. Qu’est-ce que la voix d’une feuille tombée, quand toute la canopée fredonne dans les arbres ?
La nuit vint à tomber. Dans les bouleaux, toutes les feuilles se bleutèrent et se mirent à murmurer, mais elles étaient si loin qu’il ne comprit pas ce qu’elles disaient. Assis sur son champignon dans la nuit, le petit homme-feuille se sentit jaune, seul et fatigué. Il se dit que, si c’était pour rester ici, et devenir marron et cassant à côté de ce champignon, il aurait mieux fait de rester dans l’arbre d’où il voyait la fille-fleur, jaune et belle dans le soleil. La reverrait-il seulement ? Il pleura longuement, comme ne pleurent en général que les feuilles du saule.
*
* *
Le lendemain matin, le petit homme-feuille, grelottant et trempé de rosée, prit trois décisions.
La première fut de s’interdire tout abattement.
La seconde fut que, s’il devait passer une nouvelle nuit en chemin, il se couvrirait avec des sèches aiguilles de pin.
La troisième fut, pour s’orienter, d’agrandir son champ de vision en grimpant aussi souvent qu’il le faudrait sur les hautes berces qui jonchaient l’herbe entre le bouleau et l’étang. « Il faudra toutefois, se dit-il, que je fasse attention à ne pas tomber avec ces bras et ces jambes en aiguilles de pin qu’il ne faut pas que j’abîme pour arriver à destination ».
Et voilà le petit homme-feuille parti à l’assaut de la première berce. L’ascension fut ardue (car des aiguilles de pin font des mains bien maladroites) et la berce n’était pas assez haute pour apercevoir la fille-fleur ; en revanche, on distinguait là-bas les roseaux qui jonchent la moitié ouest de l’étang. Le petit homme-feuille se dit donc qu’en visant un peu à droite de l’endroit où s’arrêtait le rideau des roseaux, il devrait parvenir à la rive sud-est non loin de laquelle se trouvait sa bien-aimée.
Malheureusement, à ce moment, voilà qu’un grand papillon blanc se posant sur l’une des branches de la berce, fit chuter le petit homme-feuille. Lui qui n’avait pas une grande expérience des chutes – il s’agissait, si l’on a bien suivi l’histoire, de sa troisième chute – se trouva tout décontenancé, car son nouveau corps l’alourdissait considérablement, lui qui n’avait jamais que flotté dans les airs. Le choc fut plus rude, bien qu’amorti par les herbes.
Remis de ses émotions, le petit homme-feuille allait se remettre en route, lorsqu’il s’aperçut qu’il lui fallait trouver un point de repère intermédiaire pour que sa direction soit juste, et il lui fallut de nouveau se hisser sur la berce, d’où il aperçut un peu plus loin une pyracantha qu’il pourrait rallier et ré-escalader pour confirmer sa direction.
Ainsi commença une dure journée de progression à travers les herbes, et lorsque le soir, le petit homme-feuille parvint au bord de l’étang, tous les nénuphars étaient déjà fermés, et lui, plus fourbu qu’il ne l’avait jamais été pendant toute sa vie de feuille.
*
* *
Au matin du troisième jour, la résolution du petit homme-feuille n’avait pas faibli, mais il commençait à sentir les effets du manque de sève et ses forces étaient très diminuées. C’est donc clopin-clopant qu’il se mit, dès l’aube, à longer l’escarpement – à peine une marche pour les pécheurs, mais un précipice pour le petit homme-feuille – qui bordait l’étang. Ici et là, de premiers nénuphars s’éveillaient aux rayons obliques du matin, et dans cette lumière dorée, leurs pétales, encore froissés de sommeil, semblaient être des incendies roses jaillis des eaux bleu-pâle. Le petit homme-feuille aurait bien voulu leur demander si la fille-fleur était encore loin, mais il s’aperçut qu’il ne connaissait pas son nom et se dit que, les nénuphars se déplaçant peu, il y avait peu de chances qu’ils puissent lui donner une indication valable.
D’ailleurs, les nénuphars roses se préoccupent-ils des nénuphars jaunes ? Le petit homme-feuille n’en savait rien, mais subodorait quelque penchant de narcisse chez ces fleurs voyantes et qui se mirent dans l’eau. Et puis, du point de vue surplombant de la rive, il voyait bien que, quelques mètres plus à l’est, les nénuphars jaunes dominaient très nettement…
Et soudain il s’arrêta : devant lui, en disques verts sur l’eau sombre, s’étalait à présent la grande famille des fleurs jaunes en train de s’ouvrir. Mais comment trouver la fille-fleur ?
Alors, une dernière fois, il rassembla ses forces déclinantes et se hissa au sommet d’un genêt qui poussait là.
Ce fut une ascension longue et laborieuse, mais quelle ne fut pas sa joie lorsqu’il parvint au sommet : dans l’éblouissement d’un reflet, la fille-fleur était là, s’ouvrant ensommeillée et inquiète de ne plus voir l’homme-feuille dans son arbre. Aussi, quand elle aussi le reconnut, elle s’ouvrit soudain plus vite, et l’on crut voir une flamme jaune pâle s’élever sur l’étang de Brin d’amour.
Mais le petit homme-feuille n’en pouvait plus, et pour rejoindre la fille-fleur, il se laissa tomber sur une feuille toute proche d’elle. Que lui importaient maintenant ses bras et ses jambes en aiguilles de pin !
La chute fut violente, mais le petit homme-feuille l’ignora. Il rampa sur les feuilles et, de son bras en aiguille de pin, enlaça tendrement la fille-fleur qui, non moins tendrement, frémit.
Ils passèrent la fin de l’été ainsi enlacés, comme le petit homme-feuille jaunissait lentement, et comme les jours se faisaient plus courts et plus froids. Mais chaque nuit, la fille-fleur avait soin de refermer sa corolle sur le corps de l’homme-feuille pour le protéger des rosées matinales.
C’est ainsi enlacés qu’ils virent toutes les feuilles des grands bouleaux s’en aller au vent comme une pluie d’or. « C’est beau, lui dit la fille-fleur. Es-tu sûr de ne pas regretter de ne pas t’être en allé, avant de disparaître, parcourir le monde au gré des vents ? » Mais le petit homme-feuille ne regrettait rien. Sa gorge de pin nouée par l’émotion, il serra seulement plus fort la fille-fleur.
Puis l’hiver vint. Les pétales de la fleur et le petit homme-feuille n’étaient plus que vase au bord de l’étang.
Mais là pousse aujourd’hui un chêne, dont les glands sont jaunes d’or, et l’on raconte à Brin d’amour que ce jaune unique est issu du mariage d’une fleur de nénuphar et d’une feuille de bouleau.
*
* *
Ainsi s’achève l’histoire bien enfantine du petit homme-feuille. Me direz-vous quel était le sens de sa vie de feuille ? quel est le sens de votre vie ?
Contre l’empereur, je soutiens moi que la chute de l’arbre du petit-homme feuille eut plus de sens que celle de l’oisillon ; mais aussi davantage que n’en a le vol impérial de l’aigle quand il fond sur sa proie.
Et celui qui parfois tremble comme un homme-feuille, ni courage ni résolution ne lui feront défaut.
*
* *